The article «The Mesoamerican Philosophy Renaissance» at the Blog of the American Philosophical Association (APA) in Jan. 2020, written by the global historian of ideas Dag Herbjørnsrud, has been published by Nonfiction in France. The title of the French version, translated by Laurent Testot, is «Chemin de crête. La renaissance de la philosophie mésoaméricaine» (August 26 2020).
Intro to the French translation:
«Il y a cinq siècles que les conquistadores ont brûlé les livres écrits par les penseurs du Mexique et du Guatemala. Aujourd’hui, ces classiques renaissent de leurs cendres tels autant de phœnix.»
Excerpts:
«Cambridge University Press publiera prochainement un volume d’introduction à la philosophie mésoaméricaine, dans sa collection « Cambridge Introductions to Philosophy ». Dans ce volume, McLeod traitera également des traditions philosophiques des Zapotèques, des Mixtèques – qui développèrent des écritures spécifiques – et d’autres peuples mésoaméricains. La philosophie classique amérindienne est donc sur le point d’être doucement intégrée, pour une petite partie, dans le canon philosophique.
Le hasard veut que cette conjonction philosophique prenne place exactement cinq cents ans après que Moctezuma II (1466–1520), le porte-parole (tlatoani) de la Triple Alliance azteca, a rencontré le conquistador Hernán Cortés au seuil de sa capitale en novembre 1519. Eh oui, la présente Renaissance mésoaméricaine prend place exactement un demi-millénaire après que commence la destruction des manuscrits non chrétiens dans les bibliothèques des peuples nahua et maya par les zélotes venus d’Europe.
Déjà, dans les années 1530, le frère espagnol Bernardino de Sahagún apprenait que les sociétés nahua, ou aztèques, avaient leurs propres savants, les tlamatinime– ce substantif au genre neutre se traduit par « connaisseur.se des choses », « sage », « philosophe ». Ces philosophes se vouaient à l’écriture, préservant les classiques littéraires nahua, et éduquaient les enfants des deux sexes, dès l’âge de huit ans, aux questions existentielles. Plusieurs d’entre eux étaient des femmes, et ils/elles bénéficiaient d’années d’enseignement dans des calmecacs –institutions nahuas d’éducation supérieure. Les philosophes prenaient soin de, et recopiaient le contenu des livres, la banque mémorielle de leur société. Les Nahuas considéraient que ces tlamatinime, qui incluaient également des poètes et des historiens, exerçaient un leadership intellectuel et moral.
Quand Sahagún réalisa – avec l’aide de collaborateurs indigènes tel Antonio Valeriano – la profondeur de la pensée de ses informateurs nahua, il louangea ces anciens, les élevant au rang de « sages ou philosophes » (sabios o philosophos). C’est ainsi que, un siècle avant Descartes, devançant l’émergence de la philosophie européenne moderne, Sahagún notait que de même que chez les « Grecs, Romains », il était « de coutume en cette nation indienne » de tenir « les sages, éloquents, vertueux, et courageux » en « haute estime ».
La philosophie nahua
De même, Lynn Sebastian Purcell estime, dans un article de 2016 récipiendaire du « APA prize in Latin American thought », que l’argument nahua pour une « vie digne », ou plus exactement « enracinée » (rooted life), neltiliztli, « fonctionne en termes éthiques à la manière de l’eudaimonia d’Aristote ». L.S. Purcell compare cette perspective grecque au concept nahua des vertus (ce qui est « bon, noble » : qualli, yectli) ; il en déduit que la sagesse nahua « porte un regard qui en termes éthiques est similaire à celui d’Aristote ».
L.S. Purcell souligne également que les philosophes nahua « rompaient souvent avec les présupposés ordinaires » de leur société. Ainsi, le penseur nahua Nezahualcoyotl (1402-1472, son nom signifiant « Coyote qui jeûne ») exprime clairement « des doutes sur une existence qui se prolongerait après la mort ».
L’agnosticisme était présent parmi les Premières Nations des Amériques, en sus d’un panthéisme largement répandu. Il y avait des débats, des désaccords. Et des sophistes ! Les informateurs de Sahagún se plaignent de ce « pseudo-sage qui est tel un docteur ignorant, un homme sans intelligence ». Ce sophiste « égarait le peuple, faisant perdre la face à d’autres que lui ».
À partir des années 1540, quatre décennies durant, Sahagún transcrivit le contenu de ses entretiens avec les anciens des Nahuas. Ils écrivirent d’abord en nahualt, puis dans l’alphabet romain, avant de traduire en espagnol. Il en résulta une encyclopédie bilingue de 1200 pages, contenant plus de 2400 illustrations tracées par des artistes nahua, intitulée L’Histoire générale des choses de la Nouvelle-Espagne – connu aujourd’hui comme le Codex de Florence. Ces livres du XVIe siècle, dont la traduction en anglais, achevée en 1982, nécessita trente ans de travail, couvrent l’ensemble du savoir nahua, de l’histoire aux sciences naturelles, de l’économie à l’astronomie, en passant par la philosophie.
La redécouverte des manuscrits mésoaméricains
Par chance, il est d’autres manuscrits mésoaméricains qui ne disparurent pas lors des pillages et des autodafés des colons espagnols. Des milliers de pages furent copiées et préservées. Aujourd’hui, elles reviennent à la vie, par des efforts de déchiffrage, de traductions, d’études nouvelles. Le plus célèbre texte maya est le Popol Vuh (« Livre du Conseil », ou « Livre de la Communauté »), posé par écrit au mlieu du XVIe siècle au nord de l’actuelle Guatemala City. Cet ouvrage décrit les origines et l’histoire du peuple maya des K’iche’, qui compte aujourd’hui plus de 1,5 million de personnes au Guatemala. Et il donne voix aux femmes ; le mot « grand-mère » y est cité deux fois plus souvent que celui de « grand-père ».
Avec le déchiffrage des glyphes maya durant ces dernières décennies, de nouvelles voies sont désormais ouvertes aux philosophes. Des sentiers qu’emprunte McLeod, quand il stipule dans l’introduction de son dernier livre sur la philosophie maya : « Aujourd’hui, pour un philosophe qui, comme moi, n’a pas étudié l’archéologie, il est désormais possible et constructif d’explorer les pensées des Anciens Mayas d’une façon inenvisageable il y a seulement vingt ans. Le savoir exhumé, déchiffré, compris et accumulé en matière d’écriture et de culture maya rend possible l’exercice de la philosophie maya comme tradition philosophique per se. »
Une telle acceptation est une situation inédite pour la philosophie mésoaméricaine classique. En 1956, quand M. León-Portilla publia sa thèse doctorale sur la philosophie nahua, La filosofía náhuatl estudiada en sus fuentes (« La philosophie nahua étudiée en ses sources »), le terme « filosofía », philosophie, prêtait à controverse : pouvait-on réellement parler de philosophie quand on évoquait les peuples autochtones des Amériques, quand le seul nom d’Amérique évoque l’impérialisme européen qui nomma ainsi ces continents ? Ces terres étaient dites Cemanahuac – « Entouré d’eau » – en nahua, et Abya Yala – « Terre généreuse » – en kuna, langue parlée dans l’actuel Panama.
Les éditions de l’Université d’Oklahoma (The University of Oklahoma Press) résolurent le dilemme, en remplaçant, dans la traduction en anglais de la thèse de M. León-Portilla, le terme « filosofía » par l’expression « thought and culture » – « pensée et culture ». C’est ainsi que l’édition anglaise reçut le titre d’Aztec Thought and Culture: A Study of the Ancient Nahuatl Mind (1963).»